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TW: Viol, violences
Article mis à jour le 12 septembre 2017

ARACELI CASTELLANO & ANNE TONGLET – L’entretien

par Joëlle Sambi Nzeba publié le 7 septembre 2017

Cet entretien a été réalisé en 2015, nous le republions sur Femmes Plurielles en l’occasion de la diffusion inédite du film « Le Viol » sur France 3 le 19 septembre 2017 à 20h55 suivie d’un débat avec la présence d’Araceli Castellano et d’Anne Tonglet.

©Novella de Giorgi

C’est un vendredi d’hiver : l’air est glacial et le ciel bleu, percé d’un soleil inhabituel pour la saison. Un temps un peu comme cette après-midi, inattendu et prometteur. 14h, Araceli Castellano et Anne Tonglet arrivent. Les questions sont prêtes, la feuille de route aussi. L’interview va pouvoir commencer. Je leur propose : thé ? Café ? Refus poli. Elles s’installent. Première question, elles répondent, expliquent, s’interrompent, se complètent et rient de bon cœur. Elles ont pris la parole et ne la lâcheront plus. Je range mes questions. C’est parti pour deux heures d’échanges passionnantes entre deux générations de féministes.

A la fin de l’été 1974, Araceli Castellano et Anne Tonglet, jeune couple en vacances, vont subir un viol en réunion, alors qu’elles campaient au bord de la plage de Morgiou près de Marseille. 5h de tortures, d’une violence inouïe. Les deux jeunes femmes trouveront la force et le courage pour se rendre à la police. Rapidement les 3 hommes sont identifiés et mis sous arrêt. C’est le début d’un long combat qui fera date dans une France sexiste et intolérante, et qui aboutira, au bout de 4 ans, à la condamnation des trois violeurs.

Araceli. – Après le viol, je ne sais pas où nous avons trouvé la force de nous lever et d’aller jusqu’à la gendarmerie. C’est toi, Anne, qui a dit : « allez, on y va ! ».

Anne. – Oui, c’est vrai… mais nous étions deux, ensemble. C’était déterminant, une grande force… Si tu n’avais pas été là, je ne sais pas…

Anne. – Cela a mis du temps, avant que nous reprenions « goût à la vie » si on peut dire. Et puis, vous savez, nous étions en colère. Terriblement en colère face à toute cette injustice

Araceli. – Ah ça oui, nous étions en colère. Vous n’imaginez pas les questions par lesquelles nous sommes passées ! Les sous-entendus sur notre consentement, les allusions à peine voilées sur notre mode de vie qui aurait provoqué ces hommes, le traitement médiatique de cette affaire. Nous étions déjà mortes et nous ne pouvions pas mourir davantage. Tant que justice n’avait pas été faite, il nous était impossible de tourner la page.

Pour aller plus loin :"Le procès du viol"Témoignage de France - les cahiersdu GRIF« Dans cette affaire qui les oppose aux trois violeurs, tout est symbolique, la vitrine parfaite d'une société patriarcale : les femmes ne sont pas au dessus de tout soupçon, elles sont même coupables, et les hommes sont victimes de leurs charmes » .

Il faut dire qu’à l’époque, les lois sur le viol étaient pour le moins… particulières. En effet, pour qu’il y ait viol, l’intention criminelle doit être prouvée, autrement dit s’il y a strangulation, c’est parfait. La menace verbale quant à elle, n’est valable qu’au cas où il y aurait un témoin pouvant attester des propos de la victime. L’absence de consentement doit être évident; les gifles, les coups, les injures, le fait de hurler ne suffisent pas nécessairement à prouver que l’on a subi une pression physique ou morale pour consentir à l’acte sexuel. Sans compter que toute autre forme de viol pratiquée sous la menace (fellation, sodomie, etc.) n’est considérée que comme un « attentat à la pudeur ». Anne et Araceli, resteront suspectes jusqu’au bout. Dans cette affaire qui les oppose aux trois violeurs, tout est symbolique, la vitrine parfaite d’une société patriarcale : les femmes ne sont pas au dessus de tout soupçon, elles sont même coupables, et les hommes sont victimes de leurs charmes. En 1975, l’affaire passe en correctionnelle, autrement dit, le viol est requalifié en simples coups et blessures avec attentat à la pudeur. Les deux jeunes femmes anéanties, elles songent à rendre justice elles-même puis, elles décident de prendre contact avec Gisèle Halimi, jeune avocate rendue célèbre quelques années plus tôt pour avoir défendu une ado de 16 ans qui s’était faite avortée après avoir subi un viol, alors que l’IVG était interdite. L’avocate prendra l’affaire des deux belges en main et les défendra gracieusement. Le 2 mai 1978, s’ouvre alors, pour la première fois en France, un procès de viol aux Assises. Il aboutira 7 mois plus tard à la condamnation des violeurs.

Anne. – Gisèle a accepté de nous défendre et il y avait beaucoup de femmes qui se sont mobilisées pour nous venir  en aide

Araceli. – La solidarité était très forte. Beaucoup de mouvements de femmes se sont manifestés. En France mais aussi en Belgique et bien au-delà. D’ailleurs après ce procès, les lois ont changé, en France comme en Belgique.

Pour aller plus loin :Du procès d’un viol au procès DU viol - CEFA"En Belgique aussi le législateur va faire des efforts et petit à petit mettre en place une série de choses pour faciliter la prise en charge des victimes de viol, la récolte des preuves, etc. C’est ainsi que l’on créera le Set d’Agression Sexuelle, un outil permettant de prélever des preuves médico-légales en cas de viol ou d’agression sexuelle".

En effet, au lendemain du procès, agression sexuelle et viol sont mieux définis. Et le viol est désormais un crime passible des Assises. En Belgique aussi le législateur va faire des efforts et petit à petit mettre en place une série de choses pour faciliter la prise en charge des victimes de viol, la récolte des preuves, etc. C’est ainsi que l’on créera le Set d’Agression Sexuelle, un outil permettant de prélever des preuves médico-légales en cas de viol ou d’agression sexuelle. Mais il semblerait que le SAS ne soit pas correctement utilisé. Quant aux procès de viol, rares sont ceux qui finissent aux Assises. 40 ans après le procès d’Aix-en-Provence, quand il est question de rendre justice aux femmes, les rouages de la justice tournent subitement mal. Même nécrosé, le patriarcat s’obstine à ne pas mourir…

Araceli. – Si le viol est un crime, pourquoi est-ce un des seuls, pour ne pas dire le seul à être systématiquement correctionnalisé ? C’est un scandale que l’on fait au corps des femmes. On n’arrête pas d’entendre : « Avec la correctionnelle, la procédure ira plus vite, sera moins chère, moins éprouvante pour la victime, etc. » mais dans ce cas, pourquoi ne correctionnalise-t-on pas
les autres crimes pour que cela aille plus vite ? Pourquoi seulement celui-là ? Nous nous battons pour que le viol reconnu comme un crime soit traité comme tel. Les Assises ont un impact important pour l’opinion publique : les violeurs sont lourdement comdammnés. Je suis infirmière, la question de l’utilisation du Set d’Agression Sexuelle ne tient donc particulièrement à coeur. Il est aberrant de constater que le kit n’est pas assez systématiquement utilisé ou alors mal. C’est un acte médical qui ne peut être fait que par les médecins. Il faudrait donc inclure dans la formation des infirmières l’apprentissage à l’utilisation du set. Les médecins de garde, à l’hôpital changent environ tous les 6 mois. Ils nous demandent bien souvent la procédure pour des actes techniques qu’ils n’ont jamais pratiqués. Les infirmières ne peuvent pas se substituer aux médecins mais peuvent faire en sorte que les sets soient correctement utilisés.

Anne. – Ce que moi je souhaite  ? Bien entendu une amélioration de l’utilisation du Kit, la fin de la correctionnalisation. Mais il faut aller plus loin. Je souhaite la création d’un tribunal spécifique pour les crimes contre les femmes parce que nous vivons dans un système ultra patriarcal. Si on le fait, peut-être évitera-ton alors les confusions entre le vol d’un chicon et les coups et blessures, le vol d’une bicyclette et le viol d’une femme. Il faut un minimum de respect. Le viol est un crime particulier. En plus de cela, nous attachons une grande importance, à la formation dans les écoles. Après l’attentat de Charlie Hebdo, on parle de cours de civisme, c’est très bien mais n’est-il pas tout aussi important d’éduquer au respect des autres ? Tous les autres, aussi diff érents soient-ils ? Et la première des différences à laquelle les enfants sont confrontés, c’est  : garçon et fille. Si
nous apprenions déjà aux plus jeunes que différence ne veut pas dire mieux ou moins bien, on avancerait sur bien des plans.

« Fauchées par la barbarie la plus ignoble en pleine jeunesse, les deux militantes n’ont pourtant de cesse de parler des solidarités nécessaires, de combats communs, d’indispensables intersections. Pas d’aigreur dans leur discours, aucune ».

A les entendre ainsi parler, je me demande : qu’est-ce qui n’a pas marché  ? Pourquoi il m’a fallu tant de temps pour découvrir cette histoire et ses implications ? Pourquoi n’en parle-t-on pas plus
dans les associations ? A l’école ? Et surtout pourquoi le viol est toujours autant un sujet tabou ?
Mais comment sort-on d’un épisode aussi brutal ? Fauchées par la barbarie la plus ignoble en pleine jeunesse, les deux militantes n’ont pourtant de cesse de parler des solidarités nécessaires, de combats communs, d’indispensables intersections. Pas d’aigreur dans leur discours, aucune. Juste une sorte de fougue lucide doublée d’une implacable volonté pour que les choses changent. Que ça bouge enfin.

Araceli. – On peut dire que notre procès, malgré les nombreuses péripéties et les difficultés aura été exemplaire. Et oui, en effet, nous en sommes très heureuses évidemment. Disons, que autant nous avons pu l’être à l’époque, autant aujourd’hui, il est difficile de se départir de cette impression de stagnation… alors on témoigne, on parle.

Anne. – Nous sommes obligées de parler. Il y a très peu de femmes qui osent témoigner à découvert. Ça n’est pas nécessairement facile, même pour nous, de parler et reparler de tout ça, mais maintenant nous avons l’habitude. Et puis, c’est une nécessité. Aujourd’hui, il y a une collusion, une connivence tacite et volontaire du système patriarcal qui est très développé dans la
justice, dans le milieu du travail, dans la famille, la sacro-sainte famille où les femmes et les enfants ne sont absolument pas à l’abri. Sans parler des religions qui sont toutes misogynes, homophobes, colonialistes et racistes.

"Ce qui nous guette, c’est qu’on nous endorme, que l’on s’imagine que tout est acquis, que tout est là et qu’avant c’était pire… "

Araceli. – Le plus terrible, ce qui nous guette, c’est qu’on nous endorme, que l’on s’imagine que tout est acquis, que tout est là et qu’avant c’était pire… Mais cette affirmation-là n’est pas toujours vraie, pas partout, pas tout le temps et pas pour tout le monde. Quand on revendique, quand on
tape du poing sur la table, certains nous disent : « vous avez obtenu des droits, les choses ont changé mais qu’est-ce que vous voulez encore ? ».

Anne. – Ce que nous voulons c’est la justice. Alors, cela peut sembler étrange, venant de nous qui avons pu arracher un procès aux Assises, etc., mais nous vivons dans un système qui fait que les hommes ont tous les privilèges et ils les prennent. Ca donne un système où il est encore possible de prendre de force une femme, de la battre, de lui arracher son intimité voire la vie et de trouver des excuses aux bourreaux.

©Novella de Giorgi

La journée s’achève et l’interview a depuis longtemps dérivé sur d’autres sujets. Nous parlons de nos amours platoniques : Angela Davis, Zora Neale Hurston, Michel Onfray… Nous évoquons le combat du docteur Denis Mukwege et de la barbarie qui ne connaît pas de frontières. Nous analysons la lutte des classes qui, par le passé, a pu se faire contre l’égalité des sexes. Même lorsque le violeur est un camarade ? Nous nous interrogeons sur l’intersectionnalité des combats, sur l’imbrication des oppressions sexe/classe/race. Nous nous quittons enfin, non sans l’envie de nous revoir, de nous abreuver à nouveau de paroles fortes. A croire que ce soleil d’hiver était le présage d’un chaleureux moment de sororité féministe.

Tags : viol - violence - lutte