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TW: sang menstruel, mention de viol, nudité

Dans les règles de l’art

par Marie-Anaïs Simon publié le 29 novembre 2018

Cet article est tiré de l’analyse FPS 2018 « Dans les règles de l’art »

Peinture, performance, photographies, danse… Depuis la fin des années soixante, les menstruations ont commencé à trouver leur place dans le monde de l’art. Le sang des règles, longtemps tabou, devient un sujet ou même une matière première pour certaines artistes. Il nous confronte aux limites de notre rapport au corps, à ce que nous considérons comme sale, vulgaire, dégoutant. À la croisée de l’art et du féminisme, l’émergence de cet art menstruel est indéniablement liée au mouvement de libération des femmes et donc éminemment politique.

Quand les règles deviennent un véritable sujet artistique

Depuis le Moyen-âge, le lait avait toujours été le fluide corporel féminin le plus représenté dans l’histoire de l’art. Mais, voilà que les cinquante dernières années, le sang des règles semble le détrôner, tentant dans son sillage de déconstruire un vieux tabou.

L’artiste féministe Judy Chicago est souvent désignée comme la pionnière du mouvement de l’art menstruel. Cependant, avant elle, Valie Export avait déjà utilisé le sang des règles dans la performance Menstruationsfilm entre 1966 et 1967. Son œuvre « Menstruation Bathroom » présentée lors de l’exposition Womanhouse en 1972, montre une salle de bain où les produits d’hygiène féminine sont mis en évidence : une poubelle débordant de tampons usagés, des serviettes tachées qui pendent sur un fil… C’est l’une des premières fois que le sang menstruel est si clairement visible dans une œuvre artistique.

©Judy Chicago - Bathroom - Woman House

Dans les années 70, plusieurs artistes commencent alors à explorer la thématique des menstruations dans leurs créations artistiques. On peut ainsi citer Leslie Labowitz-Starus avec « Menstruation Wait », une performance où l’artiste s’assied sur le sol, attendant le début de ses règles en parlant au public de ce qu’elle ressent dans son corps. Carolee Schneemann avec “Blood Work Diary”, une œuvre présentant du sang séché sur des serviettes de papier, ou encore Mako Idemitsu avec la vidéo “What a Woman Made” où l’image d’un tampon est mise en parallèle avec la lecture de l’ouvrage misogyne “How to Raise girl children” lu par une voix masculine et autoritaire.

©Leslie Labowitz-Starus avec « Menstruation Wait » (à gauche) et © Carolee Schneemann - “Blood Work Diary” (à droite)

En 2000, l’artiste Vanessa Tiegs relance le mouvement de l’art menstruel qu’elle rebaptise “Menstrala” avec l’ambition que ce terme devienne universel et que chacune puisse se le réapproprier. L’idée est alors bien de collecter le sang comme un matériel de peinture, de travailler cette nouvelle forme d’encre comme l’on travaillerait n’importe quelle autre texture. Des plateformes comme “Menstrala open Forum” ou le Tumblr “Womanstruation” permettent aujourd’hui aux femmes pratiquant l’art menstruel de poster et partager leurs œuvres, rendant cela accessible à toutes.

Pour aller plus loin :Le Tumblr "Womanstruation"
Découvrir le travail de Vanessa Tieggs

À côté de la volonté de rendre cette pratique artistique accessible à toutes, d’autres artistes continuent à intégrer les menstruations dans leur art. Toutes ces oeuvres questionnent ainsi notre rapport aux règles et à ce sang qui reste socialement inacceptable.

Dégout, rejet, et censure : les réactions négatives

Comme le soulevait la journaliste Solenn Cordroc’h, “perçu comme dégoutant, indécent et bizarre, l’art menstruel est encore trop peu médiatisé et accepté”. Rien d’étonnant, en somme, étant donné que dans la vie de tous les jours, il est déjà difficile d’avoir une conversation sur les règles sans affronter le dégout des personnes en présence. En fait, de manière plus générale, comme l’expliquait la chercheuse américaine Kristen Cochrane dans un article pour Slutever, tout ce qui touche au sexe féminin est généralement considéré comme vulgaire.

La chercheuse Alice Hall relate ainsi qu’à l’époque de Judy Chicago, malgré la seconde vague du féminisme émergente, beaucoup de critiques artistiques ont dénigré son œuvre “Menstruation Bathroom” en la qualifiant d’expression artistique vulgaire, conçue pour “outrager” ou pour attirer désespérément l’attention. Plus de 40 ans plus tard, cela n’a pas vraiment changé… Il n’y a qu’à observer ce qu’il s’est produit avec le projet photographique “Period” de Rupi Kaur pour comprendre que ce rejet est toujours d’actualité. Une photographie d’elle, allongée sur son lit, une tache de sang maculant son jogging et son drap de lit fut supprimée du réseau social Instagram. Cette censure démontre bien à quel point il reste difficile aujourd’hui pour une artiste de montrer les menstruations. Cependant, elle a finalement pu reposter cette photo et reçu les excuses d’Instagram après avoir publié un autre « post » qui a accumulé 53 000 j’aimes et qui fut partagé au moins 12 000 fois

©Rupi Kaur - Period

C’est pour cette raison que beaucoup d’artistes travaillant avec/sur le sang menstruel restent souvent cloisonnées dans une certaine clandestinité. Même si plusieurs d’entre elles en font une force, on peut encore une fois voir ici les traces d’une société où les règles doivent rester cachées et où elles sont associées à quelque chose de négatif et de toxique, parce que méconnues.

Générer une relation positive envers les règles

"Ce que ces œuvres ont en commun, en effet, c’est leur volonté de s’affranchir du tabou. C’est la volonté de faire en sorte que les règles redeviennent une partie de notre vie qui ne soit plus associée à la honte".

Si ces œuvres sont contestées, elles ne se réduisent cependant pas au scandale qu’elles peuvent créer. Beaucoup d’entre elles permettent de créer une nouvelle manière de voir les règles, quelque chose de plus positif.

Ce que ces œuvres ont en commun, en effet, c’est leur volonté de s’affranchir du tabou. C’est la volonté de faire en sorte que les règles redeviennent une partie de notre vie qui ne soit plus associée à la honte. Lorsque Judy Chicago créa ses premières pièces, elle voulait ouvrir la voie pour que d’autres femmes s’autorisent à explorer ses thématiques et qu’elles aient l’espace pour le faire dans le monde artistique. Elle fut en effet la première personne à éloigner les règles du tabou en les amenant vers la sphère du “mainstream”. Quand l’artiste May Ling Su, fait des vidéos autour du sang menstruel et de la sexualité, elle trouve un moyen de contrer le stigmate qui affirme depuis des siècles que les règles sont sales. En faisant un spectacle public de ce que l’on considérait comme intime, privé et vulnérable, les artistes transforment notre rapport aux règles. Alice Hall explique ainsi que l’art est fait pour être regardé et admiré, voire parfois même touché. “En plaçant les aspects considérés comme les plus intimes de la féminité dans une situation où elles seront visibles, l’artiste retire ainsi tout le sens de la honte internalisée qui entoure généralement les règles des femmes” (trad. lib.). La confrontation n’a d’ailleurs pas toujours besoin d’être frontale, violente ou provocante, elle peut se faire dans la beauté et l’esthétisme.

Pour aller plus loin :Analyse FPS 2018 - "Sang, sexe and fun"

L’artiste Jen Lewis souhaite ainsi défier les connotations négatives associées au sang menstruel en proposant des photographies très esthétiques de ce fluide. La macro-photographie de tampons, de serviettes usagées permettent également de mettre en lumière la beauté des règles. C’est une manière de changer notre vision du sang menstruel en douceur.

©Jen Lewis - Beauty in Blood (Son site)

Utiliser l’esthétique pour parler des règles, c’est également le parti-pris de la chorégraphe Daina Ashbee, dans son spectacle “Pour”. Ce solo de danse aborde la douleur qui traverse le corps des femmes durant leurs règles en fait également ressortir la beauté, comme le soulignait la journaliste Claire-Marine Beha“La beauté du corps de la femme en mouvement, un corps qui essaye d’être plus confortable et traverse des sensations”.

©John AnnaPour aller plus loin :LA DANSE D’UN CORPS MENSTRUÉ - Urbania

Ainsi, faire de la douleur et des règles quelque chose de beau devient une motivation pour certaines artistes comme Lani Beloso qui souffre de dysménorrhée (trouble qui rend les règles douloureuses) qui explique : “j’essaie de faire quelque chose de beau et d’utile de quelque chose qui fut autrefois uniquement une charge douloureuse et inutile” (trad.lib.). L’artiste John Anna confie quant à elle au magazine Vice à propos du sang menstruel “On le met à la poubelle, on cherche à le cacher. Moi, je veux le rendre beau. Il évoque une belle symbolique”. Pour elle, le cycle menstruel est une métaphore du temps qui passe.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, avec le mouvement Menstrala l’artiste Vanessa Tiegs veut inviter les femmes à se réapproprier leurs règles en utilisant le sang pour en faire de l’art. Selon elle, c’est une manière de s’empouvoirer en transformant ce que l’on considère trop souvent comme une plaie en ressource créative et intellectuelle positive. L’art menstruel peut également être un outil de dénonciation et de revendication politique.

L’artiste Zanele Muholi en est un bel exemple. Son travail “Ummeli” dénonce ouvertement l’oppression des lesbiennes en Afrique du Sud. Elle parle dans ces œuvres de la douleur des règles, mais aussi et surtout du viol collectif utilisé dans son pays pour “soigner” les femmes qui ne rentrent pas dans la norme hétérosexuelle. Elle explique ainsi “à un certain niveau, mon projet traite de mon propre sang menstruel, avec cette période du mois secrète et féminine qui a été réduite dans la société occidentale patriarcale a quelque chose de sale. Dans un degré plus profond ensuite, mon sang menstruel est utilisé comme un véhicule et médium pour commencer à exprimer et construire un pont entre la douleur et le sentiment de perte que je ressens quand j’entends et que je deviens témoin de la peine des ‘viols curatifs’ que beaucoup de filles et de femmes de ma communauté noire saignent de leur vagin et leur esprit » (trad.lib.).

 

"L’artiste Zanele Muholi en est un bel exemple. Son travail “Ummeli” dénonce ouvertement l’oppression des lesbiennes en Afrique du Sud. Elle parle dans ces œuvres de la douleur des règles, mais aussi et surtout du viol collectif utilisé dans son pays pour “soigner” les femmes qui ne rentrent pas dans la norme hétérosexuelle."©Zanele Muholi

En explorant les menstruations, de nombreuses oeuvres questionnent les frontières et les tabous de notre société. L’art doit garder sa force dénonciatrice, son côté provocateur et troublant. L’art est politique. Ici, il sort les règles de la sphère privée et intime pour en faire un enjeu sociétal, visible aux yeux de tout-e-s. Et si cela choque, c’est bien la preuve qu’il y a encore du travail à faire !

Pour aller plus loin : 5 projets d’art menstruel qui combattent le tabou des règlesA brief history of period art Menstruation and art : fighting the stigma Tags : menstruations - art - Féminisme
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