Culture
FILM – By the name of Tania : dans l’enfer de la prostitution
par Elise Voillot publié le 16 octobre 2019
Auréolé par de nombreux prix et présenté à la Berlinale, By the name of Tania, raconte l’histoire d’une jeune fille péruvienne qui, en quête de fortune, se retrouve piégée dans la prostitution. Cette œuvre hybride, au cœur de l’Amazonie, nous plonge dans une réalité glaçante et que souvent le monde politique préfère taire. Alors que le film sort sur nos écrans la semaine prochaine, nous sommes allées à la rencontre des deux réalisatrices, Bénédicte Liénard & Mary Jiménez.
Comment est né votre projet ?
M. J : Nous travaillons depuis 10 ans ensemble. Nous avons réalisé un film qui s’appelle Sur des braises en Amazonie, avec un personnage de 70 ans qui produisait du charbon. Cette personne a souhaité nous emmener à Rio Negro. Elle nous racontait que les poules y mangeaient de l’or dans les rivières ! Nous voulions savoir si ce qu’elle racontait était vrai. Nous avons donc décidé de mener notre enquête à gauche à droite. Quand nous sommes rentrées à Lima après la réalisation du film, nous avons rencontré un journaliste qui était un ex-mineur d’or. Nous avons longuement discuté avec lui et il nous a raconté son histoire. Lorsqu’il était adolescent, il vivait dans les hauteurs. Il est ensuite descendu pour travailler dans les mines d’or. Quand il est arrivé dans cette zone, il n’avait alors jamais vu les jambes d’une femme. Il a fréquenté les bordels et est un jour tombé amoureux d’une fille. Il a travaillé et a dû payer pour aller la voir. Mais un jour, entre payer la fille, boire les bières pour supporter la vie qu’il avait et ses conditions de travail déplorable, il a senti qu’il allait mourir et il est parti. Il a demandé à la fille de partir avec lui, mais elle a refusé car elle était endettée et qu’elle risquait de se faire tuer si elle décidait de fuir. Il nous a raconté tout ça en pleurant.
C’est cette histoire qui nous a servi de point de départ et qui nous a poussées à nous intéresser à la traite des femmes dans la région.
Votre film s’inspire de faits réels. Comment avez-vous récolté les informations ?
M. J : Nous nous sommes intéressées à la problématique de la traite lorsque nous avons appris qu’il y avait des jeunes filles « captées » dans des endroits comme Iquitos et amenées dans des zones de prostitution. En tant que femmes, nous nous demandions comment traiter et appréhender une telle thématique. Nous avons commencé à contacter des ONG afin d’obtenir des informations sur la traite. Nous souhaitions rencontrer des victimes, ce qui était très difficile car les ONG ont un rapport particulier avec celles-ci, comme si elles étaient leur propriété. Elles ne veulent pas vous les montrer et que vous rentriez en contact avec elles.

À Iquitos, on nous a parlé d’un policier, Ismael Vasquez, qui avait sauvé beaucoup de filles. Nous sommes allées le voir plusieurs fois. Il était plus ouvert. Il nous a transmis des documents d’entretiens réalisés auprès de victimes et il a lui-même contacté un refuge pour que nous puissions aller à la rencontre de jeunes filles victimes de la traite. Dans ce refuge, nous ne pouvions ni poser des questions ni prendre de photos. Nous avons donc réalisé un workshop sur la photographie. Nous avons travaillé pendant deux semaines avec elles dans une optique de rencontre. Nous voulions savoir à quoi elles ressemblaient, comment elles bougeaient, qui elles étaient. En tant que cinéastes, nous devions appréhender l’intériorité de ces jeunes filles et ne pas uniquement aborder la thématique en surface. Dans ce refuge, nous avons rencontré beaucoup de filles. Nous y avons notamment découvert la future Tania, bien qu’à ce moment-là, nous ne le savions pas encore.
Avec l’ensemble des ressources que Vasquez nous a transmis, nous sommes revenues en Belgique pour lire le tout. Dans ces dépositions, c’est la parole intime qui apparaît : ce qui a été vécu, souffert, ce qui a été rêvé… et comment ses rêves se sont détruits. Nous avions dans nos mains un incroyable matériel pour réaliser un film.
Nous ne voulions pas faire un film classique. Nous avons donc décidé de regrouper plusieurs témoignages afin de créer notre personnage, de synthétiser plusieurs histoires en une seule.
Cela nous permettait de mieux expliquer les différents processus de production d’une esclave. Une fois que nous avions construit notre personnage, il fallait quelqu’un pour l’incarner. Nous avons alors repensé à cette jeune fille, rencontré au refuge : Tanit Lidia. Elle avait beaucoup d’imagination. Nous lui avions fait passer un essai et nous avons rapidement perçu son potentiel. Elle était très cinégénique. Elle n’avait pas été victime de prostitution mais avait été violée par son beau-père. On ressentait sa partie sombre.
Dans le film, Tania s’exprime presque uniquement en voix off. Pourquoi ce choix ?
M.J : Que peut-on montrer de la situation que ces jeunes filles vivent en suscitant les sensations et les émotions sans tomber dans le voyeurisme ? Nous avons décidé que Tania raconterait son histoire en voix off et que les parties les plus dures seraient racontées à un autre personnage, en l’occurrence le policier. Celui-ci défend la parole de la jeune fille et saisit l’importance de son témoignage.
M.J : Que peut-on montrer de la situation que ces jeunes filles vivent en suscitant les sensations et les émotions sans tomber dans le voyeurisme ? Nous avons décidé que Tania raconterait son histoire en voix off et que les parties les plus dures seraient racontées à un autre personnage, en l’occurrence le policier. Celui-ci défend la parole de la jeune fille et saisit l’importance de son témoignage.
B.L : On joue aussi sur un effet de mémoire, il y a un décalage entre les images et les paroles.
M.J : Ce travail de mémoire devait s’exprimer par des allées et venues dans les souvenirs, de scènes qui se complètent.
B.L : On joue aussi sur un effet de mémoire, il y a un décalage entre les images et les paroles.
M.J : Ce travail de mémoire devait s’exprimer par des allées et venues dans les souvenirs, de scènes qui se complètent.
Pourquoi avoir choisi un personnage trans pour interpréter celle qui fera sombrer Tania dans la prostitution ?
M.J : Tout d’abord, nous nous sommes inspirées d’un mythe très connu, celui du Chouya Chaki pour développer le personnage. Le Chouya Chaki est celui qui se transforme dans la forêt pour vous appeler en jouant de la flute et vous perdre dans l’obscurité. Nous ne voulions pas souligner que tou-te-s les trans étaient des proxénètes. Mais en relisant les documents de Vasquez, on s’est aperçues que beaucoup de filles avaient été emmenées par des personnes trans qui ont besoin de payer leurs hormones.
B.L : le proxénétisme des personnes transgenre est lié également à la vulnérabilité de cette communauté-là qui n’a pas les moyens de payer les traitements médicaux. On rentre là aussi dans un cercle vicieux : vulnérabilité, illégalité, zone de non-droit qui débouchent sur une exploitation. Ce schéma est reproduit.

Le phénomène de la traite est-il reconnu au Pérou ou est-il perçu comme un tabou ?
B.L : La traite, partout dans le monde, n’est globalement pas prise en charge par les autorités. L’utilisation du corps des femmes et les circuits mafieux dans lesquels sont plongées les populations vulnérables pour être exploitées, sont des phénomènes connus, mais que l’on refuse de voir. Ce n’est clairement pas une priorité au Pérou.
Au niveau de la police, le cas du brigadier Vasquez est exceptionnel. Cet homme a une vocation pour sauver les jeunes filles et pour lutter contre les réseaux de traite de personnes. Il apporte des résultats. C’est un homme qui a été en partie formé au FBI, il est brillant et est très dévoué à ses hommes et à la cause. Mais le commissariat d’Iquitos est un petit poste dans une zone très étendue. La police nationale n’a pas beaucoup de moyens pour gérer la traite de personnes. Ils n’ont ni l’argent ni les véhicules pour explorer un territoire immense et sauver des victimes. Il y a également très peu de moyens au niveau de la justice pour condamner les réseaux mafieux qui gèrent les trafics.
Il y a beaucoup de corruption au Pérou et elle se retrouve dans tous les niveaux de l’État jusqu’à la présidence. C’est très difficile de combattre ce type de chose.
M.J : dans tous les lieux où il y a de l’exploitation pétrolière, minière ou aurifère, il y a toujours de la prostitution car les hommes sont seuls. Vous trouvez des villages entiers où l’on ne voit que des mineurs et des prostitués. Il n’y a parfois pas d’autre structure sociale.
B.L : Pourquoi prendrait-on en charge la traite alors que personne ne s’en plaint ? Quand ces filles sont prises dans un système de dette, qu’elles ont parfois été vendues par leurs familles, qu’elles ont été violées à plusieurs reprises, travailler dans un bordel devient leur quotidien. Les femmes que nous avons rencontrées ne voulaient pas forcément s’en aller. La prostitution, elles en avaient fait leur vie. Dans cette vie, il y a parfois un amoureux, de l’argent que l’on envoie à sa famille…
Pour combattre le fléau, il faut d’abord s’attaquer aux zones illégales d’exploitation du minerai. Ça, c’est la vraie racine du problème. L’exploitation du corps des femmes est complètement liée à cette zone illégale où personne ne voit ce qui s’y passe. Dans ces lieux de non-droit, tout est permis. Ces endroits sont maintenus dans l’illégalité car on veut vendre les territoires à de grosses compagnies, endosser de gros chèques qui retomberont dans les poches de l’État. Si vous donnez le droit aux populations locales d’exploiter leurs terres en instaurant un cadre légal, le phénomène de la prostitution sera lui aussi régulé car on sortira de cette zone de non-droit.
Il faut condamner ces grosses compagnies qui colonisent le territoire sans prendre en considération l’environnement ou l’existence des populations locales. Ces dernières sont victimes à tous les niveaux de ce type d’échange avec les grandes compagnies.
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