Société
Les femmes dans l’art
Liberté d’expression et politiquement (in)correct
par Marie-Anaïs Simon publié le 16 octobre 2018Article issu de l’analyse FPS – Liberté d’expression et politiquement (in)correct

Être politiquement incorrect devient aujourd’hui pratiquement un compliment que l’on se fait à soi-même, un acte héroïque défendant la liberté d’expression contre la bien-pensance rétrograde. Mais être politiquement incorrect est-ce vraiment si héroïque ? Le politiquement incorrect, n’est-il pas, comme on le reproche pourtant au politiquement correct, une manière de se donner bonne conscience ?
Le politiquement incorrect, défenseur de la liberté d'expression ?
Le mouvement politiquement incorrect est donc apparu, en grand héros défenseur de la liberté d’expression, pour s’insurger contre la censure ou l’autocensure qui existerait en dehors du cadre juridique : celle du politiquement correct.La notion de « correction politique », ce fameux « politiquement correct » désigne généralement la manière dont les médias et les politiques en particuliers adoucissent excessivement ou modifient les formulations qui pourraient blesser certains publics (en particulier autour des questions ethniques, culturelles, religieuses, sexuelles, etc.). Ce terme est généralement associé aux notions de puritanisme, de censure, de police de la pensée, ou encore à une prétendue « dictature des minorités ». Il constituerait une nouvelle forme de conformisme ou toute parole serait normée.
Le mouvement politiquement incorrect est donc apparu, en grand héros défenseur de la liberté d’expression, pour s’insurger contre la censure ou l’autocensure qui existerait en dehors du cadre juridique : celle du politiquement correct.
Les premiers mouvements pointés du doigts pour un excès de politiquement correct, et donc ouvertement détestés par ses détracteurs, sont les mouvement antidiscriminations (féministes, anti-racistes, LGBTQ+, etc.). Le philosophe Dominique Lecourt disait ainsi, dans une interview que « bien avant Éric Zemmour en France, pour ne citer que lui, les milieux conservateurs aux États-Unis n’ont pas manqué de se moquer du langage tarabiscoté employé par souci, d’ailleurs illusoire, de préserver et de défendre les minorités». En défendant les minorités et en luttant contre les stéréotypes, ils iraient à l’encontre de la liberté d’expression de tou-te-s? Perplexe, j’ai décidé d’analyser plus en détails cette haine envers le politiquement correct.
Pour aller plus loin :Vacarme - Petite histoire du « politiquement correct »Les CHEFF - Ne tirez pas sur le politiquement correct
Du politiquement correct au politiquement incorrect
"Parler politiquement correct est alors un acte politique fort permettant de lutter contre les inégalités".Le terme « politically correct » fut initialement créé par les militant-e-s du Black Power et par des féministes américain-e-s. L’écrivaine noire-américaine Toni Cade Bambara avait ainsi déclaré dans son anthologie The Black Woman, « un homme ne peut être politiquement correct et phallocrate en même temps ». Il s’agit alors, comme l’explique la chercheuse Christine Larrazet, « de corriger dans et par les mots les stigmatisations et les représentations dévalorisantes et de mettre en phase ses actes avec la politique sociale de correction des inégalités ». Parler politiquement correct est alors un acte politique fort permettant de lutter contre les inégalités.
Dans les années quatre-vingt, le terme commence à être détourné et popularisé par la droite et l’extrême droite américaine d’une part dans le but de dénigrer et ridiculiser les luttes antidiscriminations et, d’autre part, afin de légitimer la parole plus réactionnaire qui serait, selon eux, censurée par la gauche. Ce mouvement nait notamment sur les campus américains, où le racisme et le sexisme sont omniprésents mais où les luttes pour une diversification des auteurs/trices étudiés et l’instauration de minority studies s’accentuent. On remet alors en question les programmes d’études traditionnels qui restent largement centrés sur les textes d’auteurs euro-américains masculins. Comme le dénonce le journaliste Florian Bardou, « la plupart des critiques contre le politiquement correct visent en effet des professeurs femmes, et spécialement celles des Women’s Studies (départements d’études sur les femmes) ».
"Aujourd’hui, le politiquement correct est réduit au sens péjoratif que lui ont attribué les néoconservateurs et l’extrême droite Américaine".Et puis, comme le souligne la féministe américaine Susan Suleiman: « soudain, à l’automne 1991, l’expression politically correct a été lancée dans les médias. Et a pris comme un feu de paille. On n’a pas compris tout de suite qu’une campagne de l’extrême droite venait de récupérer l’expression et de lui donner une nouvelle définition: «Terrorisme de la pensée, orthodoxie nouvelle…» ».
Aujourd’hui, le politiquement correct est réduit au sens péjoratif que lui ont attribué les néoconservateurs et l’extrême droite Américaine. L’accusation de politiquement correct se formule même aujourd’hui dans les milieux laïques et de gauche. Selon Edouard Delruelle que nous avons interrogé à ce sujet, cela prouve une victoire idéologique des nouveaux conservateurs en Occident. Ceux-ci ont réussi à inverser la logique. Alors qu’ils ont toujours veillé à ce que rien ne change, ils abordent aujourd’hui le costume de ceux qui défendent la transgression et la critique libre en montrant du doigt les progressistes comme des « vieux jeu » dogmatiques qui défendraient à tout prix des combats dépassés et des droits bien acquis ( égalités, droits humains, dignité, etc.).
Pour aller plus loin :Slate - D’une blague de gauche à l’offensive de l’ultra-droite: aux origines du politiquement correct« Politically correct » : une guerre des mots américaine
Pour aller plus loin :Eloge du politiquement correct - Edouard DelruelleDEUX FÉMINISTES AMÉRICAINES, EN PROCÈS CONTRE LE «FIGARO», S'EXPLIQUENT SUR LE «POLITIQUEMENT CORRECT» - Libération
Politiquement incorrect : une excuse pour l’intolérance
"La revendication principale n’est pas réellement de pouvoir dire « tout ce qu’on veut », mais bien de pouvoir tenir des propos racistes, xénophobes, sexistes, homophobes, etc."Si l’on creuse un peu ce qui se cache derrière le politiquement incorrect aujourd’hui, on se rend très vite compte que la revendication principale n’est pas réellement de pouvoir dire « tout ce qu’on veut », mais bien de pouvoir tenir des propos racistes, xénophobes, sexistes, homophobes, etc. sans être inquiété. Pire, comme le développe le sociologue Denis Colombi, dans son blog Une heure de Peine, « cela fournit une justification puissante à ceux qui ont envie d’exprimer sincèrement ce genre d’idée : ce n’est pas seulement qu’ils en ont le droit, comme le leur garantit quoi qu’il arrive la liberté d’expression, c’est qu’ils peuvent s’héroïser de le faire ».
En criant à la censure dès que l’on souligne le caractère offensant de leurs propos et sous couvert de liberté d’expression, le mouvement politiquement incorrect fait passer de l’intolérance pour de l’héroïsme novateur et anticonformiste. On a pu observer ces dernières années que le mouvement politiquement incorrect, avait ainsi pu renforcer le retour des idées d’extrême droite de manière décomplexée et « dédiabolisée ». Eric Fassin, professeur de science politique à l’Université de Paris, donnait les exemples suivants : « lancez la conversation sur le racisme anti-blanc, on s’extasiera devant votre courage. Parlez d’islamophobie, on vous ostracisera. Aujourd’hui, le sexisme ordinaire prétend briser les tabous féministes, tandis que la xénophobie la plus banale affirme rompre avec la doxa « immigrationniste »».
"Nous avons un rôle crucial à jouer en questionnant et en déconstruisant ce type d’affirmations, de pseudo-vérités ou même de blagues, qui peuvent circuler sous couvert de politiquement incorrect".Pourtant il est aujourd’hui primordial de ne plus laisser passer ces propos intolérants. Ne pas réagir, c’est entretenir et perpétuer le racisme, l’homophobie ou le sexisme qui les sous-tend. Cela revient à accepter et valider les croyances qui les nourrissent. C’est pour cela que nous avons un rôle crucial à jouer en questionnant et en déconstruisant ce type d’affirmations, de pseudo-vérités ou même de blagues, qui peuvent circuler sous couvert de politiquement incorrect.
Pour aller plus loin :Éric Fassin : « Les "briseurs de tabous" sont les intellectuels organiques du néolibéralisme » - Regards.frCritique de la culture troll (2) : autopsie du politiquement incorrect
La question du pouvoir
Lorsque je me suis entretenue avec Edouard Delruelle à ce sujet, il me rappelait l’importance d’identifier la cible de ces propos subversifs :« contre qui les tient-on ? Est-ce envers les « dominants » ou les « dominés » ? C’est un minimum d’analyse politique que l’on doit faire ». Il est évident qu’il est beaucoup plus difficile, et donc beaucoup plus courageux, de tenir des propos contre des dominant-e-s que contre les dominé-e-s, contre des majorités que contre des minorités. Jérôme Cotte, membre de l’Observatoire de l’Humour du Québec soulignait dans une interview que « plus les attaques visent les gens des groupes minoritaires (femmes, personnes racisées, personnes démunies), plus les blagues évoquent des stéréotypes dépréciateurs et fallacieux, des généralités trompeuses ».
Par ailleurs, en se présentant comme des esprits libres débarrassés des normes, les détracteurs du politiquement correct imposent leur vision du monde comme la réalité de tou-te-s. Ce biais se traduit également par le fait qu’on parlera toujours de politiquement incorrect et de liberté d’expression concernant certains thèmes et pas d’autres. Ainsi comme le soulignait Edouard Delruelle, « ce sera toujours à propos des femmes, des Arabes, des immigrés, des questions identitaires ou de société. Mais on ne parle jamais du politiquement correct ou de la bien pensance sur le plan économique. Il y a une bien-pensance économique libérale aujourd’hui, il y a une bienpensance pour dire qu’il n’y a pas d’alternatives par exemple ».
Ce phénomène est d’autant plus fort qu’aujourd’hui, ce sont toujours des représentants de la majorité privilégiée (hommes, blancs, riches) qui possèdent les moyens de production à tous les niveaux, mais également au niveau médiatique et culturel. En Belgique, sur les treize principaux médias francophones, tous ont à leur tête un homme. En France, comme le dénonce Ludo Torbey, ce sont dix milliardaires (hommes) qui contrôlent presque tous les médias.
Les défenseurs du politiquement incorrect se présentent régulièrement comme des opprimés par une censure émanant de puissants médias ou politiques. Ils renversent ainsi la situation en se positionnant comme victimes d’une « tyrannie des minorités » et en faisant croire qu’ils résistent au politiquement correct en disant des horreurs sur les femmes, les homosexuels, les musulmans, etc.
Mais, faut-il le rappeler, Eric Zemmour, Alain Soral, Michel Houellebecq et les autres antipolitiquement corrects ne se situent pas du côté des opprimés. Au contraire, ils occupent généralement une position dominante (socialement, économiquement, professionnellement, etc.).
Le langage est un enjeu
On ne peut aujourd’hui plus nier que le langage est un enjeu politique. Lorsque nous nous adressons à une certaine catégorie de personnes, les mots que nous utilisons et ce qu’ils connotent influencent clairement notre rapport social et politique avec elles. Nos propos peuvent produire une violence ou la renforcer. Dans un autre registre, faire de l’humour sur des stéréotypes intolérants perpétue
l’idée qu’il est socialement admis de se moquer de la différence et cela renforce l’intégration de ces
mêmes stéréotypes dans notre manière de nous comporter avec les autres.
Si certains propos peuvent parfois paraitre anodins et inoffensifs, il ne faut jamais oublier qu’ils ne sont malheureusement pas isolés et que leur impact est décuplé et prend son effet dans sa répétition. D’où l’importance aujourd’hui d’être vigilant à ce que l’on dit. Pas pour éviter de choquer, mais pour éviter de rajouter la petite goutte de plus sur cet océan de petites gouttes sexistes, homophobes, racistes. Comme l’expliquait la chercheuse Marie-Anne Paveau , «les mots blessent: à partir de là, le politiquement correct, c’est de la prudence qui relève de l’éthique. C’est ce que le sens commun appelle “tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de parler”».
En interrogeant les représentations et le vocabulaire employé pour désigner les minorités, on questionne notre système tout entier. Ce n’est pas juste remplacer « sourd » par « non-entendant », c’est plus largement réfléchir l’impact de notre langage sur les réalités sociales.
Nous devons nous engager pour que le langage soit plus égalitaire. Pas en censurant des propos problématiques, mais en les déconstruisant et en les dénonçant lorsqu’ils se transforment en incitation à la haine ou à la discrimination. Pas en s’autocensurant, mais en trouvant des manières innovantes d’être plus inclusives/ifs et plus respectueuses/eux dans nos propos. Ce n’est pas être plus poli-e-s, plus gentil-le-s… c’est juste « refuser d’afficher une vaine supériorité à l’égard de l’autre ». C’est une simple question de vivre ensemble
Pour aller plus loin :JÉRÔME COTTE : RIRE POUR « S’EN PRENDRE A L’ORDRE POLICÉ DU MONDE »Liberté et égalité, deux principes incompatibles ?
"Le fait que les minorités soient peu, mal, voire pas du tout représentées constitue aussi une entrave à la liberté d’expression dont on ne parle pourtant jamais".Réagir et ne plus tolérer ce type de propos est donc primordial. Pourtant, les mouvements féministes (et autres) sont accusés d’exercer une police de la pensée dictatoriale ( certains poussent d’ailleurs la comparaison plus loin en parlant de « féminazi-e-s ») qui mettrait en péril la liberté d’expression et censurerait tous les débats de sociétés. Comme si sa recherche d’égalité venait s’opposer au principe de liberté, comme si ces deux valeurs étaient contradictoires. Tout ne serait alors qu’une question de priorité : protéger la liberté au détriment de l’égalité ou protéger l’égalité au détriment de la liberté.
On oublie alors de se questionner sur les conditions de possibilité de cette liberté d’expression, comme si l’on pouvait s’exprimer aussi librement l’un-e que l’autre. Pourtant, comme le soulignait Edouard Delruelle lors de notre entretien, le fait que les minorités soient peu, mal, voire pas du tout représentées constitue aussi une entrave à la liberté d’expression dont on ne parle pourtant jamais. Et pourtant, pour que la liberté d’expression soit réelle, tout le monde devrait pouvoir s’exprimer sans obstacle !
Pourquoi ne parle-t-on pas plus de la liberté d’expression des travailleurs/euses dans les entreprises qui les exploitent ? Des atteintes actuelles à leurs libertés syndicales et au droit de grève ? Du fait que l’on n’entend jamais la parole des malades mentaux, des détenus, des migrants en situation irrégulière, des personnes en statuts précaires ? Pourquoi le fait qu’il y ait très peu de femmes à la table des experts n’est-il pas considéré également comme une entrave à la liberté d’expression ? En prenant conscience de tous ces moments où la liberté d’expression est bafouée à cause des discriminations systémiques et quotidiennes que subissent les minorités, on peut comprendre à quel point l’égalité est en réalité une condition à cette liberté.
Par ailleurs, jamais une critique, une mise en doute ou une dénonciation n’empêchera quiconque de s’exprimer… Au pire, ce sera une manière d’ouvrir le débat sur le caractère discriminant d’un propos. Comme le mettait en exergue l’autrice féministe Natacha Henry dans une interview « C’est drôle, parce que j’use de ma liberté d’expression en les traitant de sexistes, et ils le refusent ! Tout esprit éclairé est contre la censure et pour l’expression, surtout subversive, évidemment ! Mais la vraie question serait : la liberté de qui, pour exprimer quoi ? Car la liberté d’expression s’arrête où commence la violence, y compris symbolique. Elle ne peut pas être placée au-dessus de ses conséquences négatives ». Il est donc inacceptable que ce grand principe serve de moyen pour
réduire les minorités discriminées au silence.
Le féminisme est-il politiquement correct ?
"Le politiquement correct c’est, depuis le début, un acte politique pourplus d’égalité".
Si l’on s’acharne à penser que le politiquement correct est bien-pensant et socialement accepté, alors, le féminisme et ses luttes ne sont pas politiquement correctes. Depuis leur début, les féministes choquent, inquiètent et dérangent ! Elles/ils défient les tabous (règles, sexualité féminine, violences…) et parlent sans langue de bois des problèmes qui traversent la société et que l’on tente d’invisibiliser. Cela leur vaut encore très souvent une mauvaise réputation et une faible médiatisation. Mais tant pis! Ce rôle critique et impertinent est primordial pour faire bouger les lignes.
Pourtant, comme nous tentons de le mettre en avant depuis le début de cet article, le politiquement correct, ce n’est pas de la « bien-pensance », ce n’est pas de la langue de bois, ce n’est pas de l’autocensure. Le politiquement correct c’est, depuis le début, un acte politique pour plus d’égalité. C’est faire porter la parole, non pas de celles/ceux qui détiennent les positions de pouvoir et se prétendent malgré tout opprimé-e-s, mais plutôt celles/ceux qui ont trop longtemps été réduit-e-s au silence. C’est signifier l’importance d’être sensible aux discriminations que peuvent induire nos discours. C’est se réapproprier le langage pour en faire un outil d’émancipation. On doit alors oser affirmer que le féminisme est politiquement correct.
"Il est temps d’affirmer qu’aujourd’hui on peut être non-conformistes, insolent-e-s, critiques, contestataires, révolté-e-s, choquant-e-s, impolie-s… et politiquement correct !"Aujourd’hui, personne ne se revendique politiquement correct, on a presque peur de se faire catégoriser comme tel. C’est la petite victoire des néoconservateurs qui voulaient faire de cette notion une arme infaillible contre les mouvements de gauche. Et si on leur enlevait ce pouvoir ? Il est temps de se réapproprier le terme et de lui redonner son sens initial. Les politiques de gauche, les mouvements citoyens, les militant-e-s doivent arrêter d’utiliser ce concept comme une insulte ou de prendre cela pour une entrave à la liberté d’expression. Il est temps d’affirmer qu’aujourd’hui on peut être non-conformistes, insolent-e-s, critiques, contestataires, révolté-e-s, choquant-e-s, impolie-s… et politiquement correct ! À condition de redonner à ce mot son sens premier, son sens politique.
Pour aller plus loin :Lire l'analyse FPS complète - "Liberté d’expression et politiquement (in)correct"