Société
Travailler moins pour travailler tou·te·s !
par Julie Gillet publié le 29 novembre 2016
Réduire le temps de travail pour augmenter la qualité de vie des employés, mais aussi la productivité… et si c’était ça la clef ?
Le système actuel est dans une impasse. Pour en sortir, il est essentiel d’interroger nos modèles économiques, et de réfléchir à une meilleure répartition des richesses produites collectivement.Aujourd’hui, en Belgique, le marché de l’emploi se caractérise par un chômage structurel important, avec plus d’un million de personnes sans emploi. Un million de personnes en situation précaire, qui peinent à boucler les fins de mois et flirtent quotidiennement avec la pauvreté. Du côté des travailleurs, le bilan n’est pas meilleur, avec une hausse des emplois temporaires, sous-payés ou à temps partiel, et une augmentation massive du stress au travail. Des travailleurs surmenés, à qui l’on en demande toujours plus, plus vite et plus longtemps. Des travailleurs sans cesse plus isolés, à qui l’on promet primes et avantages individuels en échange d’une productivité ou d’une cadence intenables. Des travailleurs en position de faiblesse face à l’employeur, maintenus dans l’incapacité de négocier devant la désormais banale concurrence à l’emploi.
Le système actuel est dans une impasse. Pour en sortir, il est essentiel d’interroger nos modèles économiques, et de réfléchir à une meilleure répartition des richesses produites collectivement. La réduction collective du temps de travail (RCTT), sans perte de salaire et avec embauche compensatoire, s’inscrit pleinement dans cette logique.
Un combat de longue haleine
On n’a jamais produit autant et aussi vite qu’aujourd’hui. « Alors qu’il a fallu 140 ans pour que la productivité soit multipliée par deux entre 1820 et 1960, elle a depuis été multipliée par cinq », explique Pierre Larrouturou, économiste français spécialiste de la question. Une productivité qui risque encore de s’accroitre grâce aux progrès technologiques et à la hausse générale du niveau d’études de la population. Pourtant, aucune diminution significative du temps de travail n’a eu lieu depuis 1978. Illogique, comme le souligne Matéo Alaluf, sociologue du travail : « Depuis la révolution industrielle, les gains de productivité ont toujours permis d’augmenter les salaires et de réduire collectivement le temps de travail, que ce soit sur la journée, la semaine ou l’année».
Le « travailler plus pour gagner plus » qu’on nous martèle depuis plusieurs années ne s’inscrit pas dans le sens de l’histoire. Bien au contraire. Ainsi, entre 1870 et 1922, la durée annuelle de travail est passée de 3000 à 1600 heures. Puis, entre les années 50 et 80, on a assisté à plusieurs avancées majeures : passage à la semaine de cinq jours, aux 40 heures hebdomadaires, augmentation du nombre de jours de congé, etc. Et depuis ? Plus grand-chose. Les années 80 ont marqué l’avènement du néo-libéralisme : les entreprises ont tablé sur la flexibilité et la baisse des coûts salariaux, tandis que les politiques publiques se sont réfugiées derrière des stratégies de réduction individuelle du temps de travail, comme le temps partiel ou la prépension.
« Le « travailler plus pour gagner plus » qu’on nous martèle depuis plusieurs années ne s’inscrit pas dans le sens de l’histoire. Bien au contraire. »Un partage inéquitable
La question n’est pas de savoir s’il faut réduire le temps de travail. En effet, le partage a déjà lieu, avec d’un côté des travailleurs surmenés, à qui l’on en demande toujours plus, de l’autre des personnes sans emploi, stigmatisées et maintenues dans la précarité. Au milieu, de plus en plus de temps partiels contraints, surtout pour les femmes.
Aujourd’hui, la question est de savoir comment nous souhaitons répartir le temps de travail. Est-ce que le partage actuel nous convient ? Non, assurément ! Ce partage inéquitable est source de souffrance pour beaucoup. Et nous en connaissons la solution : mieux redistribuer le travail entre toutes et tous. « Les méthodes de production moderne nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité », écrivait déjà Bertrand Russel en 1932. « Nous avons choisi à la place le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raisons pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment ».
Très concrètement
« Si on veut créer un choc macroéconomique maximal sur l’emploi, une loi sur les 32 heures ou la semaine de quatre jours seraient les options les plus appropriées », estime la sociologue Dominique Méda. De nombreuses variantes existent : un week-end de quatre jours toutes les deux semaines, une semaine libre sur cinq, etc. Qu’importe la forme, l’important étant que la réduction soit suffisamment importante pour que le travail ne soit pas simplement réorganisé, sans donner lieu à une embauche compensatoire.
« La RCTT pour prendre tout son sens devra s’accompagner d’une garantie sur le maintien des salaires ».Cette réduction doit également faire l’objet d’une concertation sociale : il ne s’agit pas ici d’imposer une nouvelle contrainte, mais de tenir compte des spécificités de chaque secteur. Aussi, la RCTT pour prendre tout son sens devra s’accompagner d’une garantie sur le maintien des salaires. L’idée, c’est d’améliorer le confort de vie de chacun, tout en relançant le pouvoir d’achat, et non d’appauvrir encore la population. Enfin, la RCTT doit s’accompagner de mesures d’embauches compensatoires : pas question de simplement demander la même chose, en moins de temps, aux travailleurs. Il s’agit ici de proposer une solution au chômage de masse, pas de détériorer les conditions de travail des salariés. À ce propos, l’économiste Philippe Defeyt estime qu’une réduction collective du temps de travail pourrait générer entre 300 et 500 000 nouveaux emplois
Le nerf de la guerre
Pierre Larrouturou, qui défend la semaine de 32 heures en France depuis le début des années 90, explique qu’une RCTT est possible sans perte de salaire et sans coûts supplémentaires, ni pour l’État ni pour les employeurs. Dans ce scénario, les entreprises qui mettent en place une RCTT se voient proposer une réduction des cotisations patronales, à condition que celles-ci embauchent 10 % de salariés supplémentaires. Des salariés supplémentaires qui ne leur « coutent » quasiment rien, donc.
Budget en équilibre pour l’Etat également : l’embauche de ces nouveaux travailleurs apporte de nouvelles recettes à la sécurité sociale, tout en entrainant une réduction des dépenses. « Il s’agit d’un cercle vertueux. Plus il y aura de créations d’emplois et moins il y aura de prestations à verser aux chômeurs. Et plus il y aura de recettes fiscales, de consommation, de relance de l’activité », souligne Dominique Méda.
Notons que ce scénario, bien que très pragmatique, ne fait pas l’unanimité. De nombreuses études regrettent ainsi qu’il fasse finalement payer la RCTT aux travailleurs, via leurs cotisations, alors que d’autres sources de financement existent.

La preuve par l'exemple
« Avant, j’étais tout le temps fatiguée. En rentrant chez moi, je m’écroulais sur mon canapé. Mais maintenant, je suis beaucoup plus en forme et j’ai beaucoup plus d’énergie pour travailler, mais aussi pour ma vie de famille».En France, des entreprises comme Fleury Michon ou Mamie Nova sont déjà passées à la semaine de 4 jours. La mairie de Göteborg, en Suède, teste quant à elle la semaine de 30 heures dans plusieurs établissements publics de la ville. Pour le même salaire, les employés travaillent désormais six heures par jour à la place de huit. « Avant, j’étais tout le temps fatiguée. En rentrant chez moi, je m’écroulais sur mon canapé. Mais maintenant, je suis beaucoup plus en forme et j’ai beaucoup plus d’énergie pour travailler, mais aussi pour ma vie de famille», explique Lise-Lotte Pettersson, une infirmière de 41 ans qui participe au projet.
À Göteborg toujours, dans le secteur privé cette fois, le patron de Toyota a lui aussi tenté l’expérience. Son garage est désormais ouvert 12 heures par jour, deux équipes se relayant pendant six heures chacune. Les résultats ? Une hausse de la rentabilité et des profits de l’ordre de 25 % ! Linus Feldt, patron du développeur d’applis Filimundus, à Stockholm, fait le même constat. Ses salariés prestent 30 heures par semaine : « Nous respectons les deadlines, nous suivons le calendrier. Les programmeurs sont moins stressés et font moins d’erreurs». Les arrêts maladie ont d’ailleurs baissé de 25 %. Plus près de nous, la commune de Saint-Josse, à Bruxelles, proposera bientôt à son personnel de travailler un jour de moins, pour le même salaire.
« La RCTT permet également de redéfinir les contours d’une société plus juste, plus humaine, plus solidaire. Une société où chacun-e a le temps de s’investir davantage socialement et politiquement, au sein de son quartier, de sa ville, du monde associatif. »Productivité accrue et baisse du taux d’absentéisme pour les employeurs, meilleure articulation vie privée/vie professionnelle et qualité de vie pour les travailleurs, hausse du pouvoir d’achat et économies au niveau des dépenses socio-sanitaires pour l’État : on le voit, la RCTT regorge d’avantages très concrets pour toutes et tous.
Mais la RCTT permet également de redéfinir les contours d’une société plus juste, plus humaine, plus solidaire. Une société où chacun-e a le temps de s’investir davantage socialement et politiquement, au sein de son quartier, de sa ville, du monde associatif. Une société où chacun-e a le temps de recréer du lien social, de nouer des relations fortes et solidaires. Une société où chacun-e a le temps de s’instruire, de se former, d’apprendre ; où chacun-e a le temps de développer des activités de loisirs, de s’émanciper, d’être curieux.
Mais encore...

Des études récentes démontrent que d’ici quinze à vingt ans, près de la moitié des emplois actuels pourront être occupés par des robots et des logiciels capables d’apprendre par eux-mêmes. Il est aujourd’hui urgent de nous préparer à cette révolution numérique. La RCTT n’est pas une utopie, un rêve de bobo déconnecté des réalités économiques. La RCTT est une réelle nécessité dans un monde en constante mutation.
À l’heure où avoir un emploi ne protège plus de la pauvreté, où près d’un travailleur sur trois déclare souffrir d’un stress élevé voir très élevé au travail, où la majorité des jeunes adultes disent ne pas se sentir épanouis dans leur sphère professionnelle, n’est-il pas temps de repenser complètement nos entreprises et nos manières de travailler ?
Pour aller plus loin :Analyse FPS sur la réduction du temps de travail« Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail »,
« La semaine de 4 jours en 32 heures. Le partage ou la barbarie
Analyse Espace Seniors sur la réduction du temps de travail
"Pourquoi il faut réduire le temps de travail" - Alternatives Economiques mai 2016
Les travaux du collectif "Tout autre chose"
Les travaux du collectif Roosevelt Namur
"RTT, de l'utopie à la réalité" - CNE