Culture
Les femmes dans l’art
Il était une fois… des contes féministes!
par Marie-Anaïs Simon publié le 21 novembre 2018
Pour leur dixième édition, les « Dimanches du Conte » proposent une saison 100% féminine nommée « RIOT » pour Récits d’Insoumises Oralement Transmissibles. En dépoussiérant l’image des contes, cette association bruxelloise nous rappelle l’urgence de raconter de nouvelles histoires, également en ce qui concerne la vision du genre au travers des récits. C’est de cette optique que leur programmation de cette année donne la parole à des féminismes pluriels. Rencontre avec Novella De Giorg et Aline Fernande, co-organisatrices du projet.
Pouvez-vous nous parler un peu du projet des « Dimanches du Conte » ?
"C’est l’interprétation qui est intéressante : qu’est-ce que l’histoire raconte aujourd’hui ? Qu’est-ce que l’on peut transmettre avec cela ? Ces contes parlent de choses qui concernent l’humanité depuis toujours…"Novella : Nous avons repris cette association il y a quatre ans. L’ASBL «Dimanches du conte » est née en 2009 à l’initiative de Julie Boitte, artiste conteuse et Perrine Deltour qui travaille entre autres à la Zinneke. Quand elles ont lancé ce projet, c’était essentiellement pour faire connaitre, à Bruxelles, les contes pour adultes, ainsi que ceux spécifiquement créés pour la scène. C’est une forme de conte qui se développe de plus en plus, mais qui reste malgré tout assez méconnue.
Quand on parle de contes, les gens pensent encore à des lectures, ils associent souvent cela aux bibliothèques et médiathèques alors qu’ici il ne s’agit pas du tout de cela. Les contes que nous programmons, ce sont vraiment des spectacles qui ont été créés pour la scène. Ils s’inspirent évidemment de récits traditionnels, mais pas uniquement ! Il y a aussi de la mythologie, des légendes ou des histoires contemporaines, écrites parfois depuis une page blanche. C’est très vaste en matière d’inspiration ! Et puis, même si on raconte une histoire vieille de 100 ans, comme le Petit Chaperon Rouge, c’est l’interprétation qui est intéressante : qu’est-ce que l’histoire raconte aujourd’hui ? Qu’est-ce que l’on peut transmettre avec cela ? Ces contes parlent de choses qui concernent l’humanité depuis toujours…
Aline : On pourrait presque dire que c’est de la réflexion anthropologique !
Pour la dixième édition, vous avez choisi de ne produire que des femmes. Pourquoi ?
"On s’est dit que ce qui nous tenait à cœur depuis le début du projet, c’était de mettre en valeur les femmes artistes".Novella : Dix ans, c’est quand même important ! On avait envie de marquer le coup. On a voulu se faire plaisir. On s’est dit que ce qui nous tenait à cœur depuis le début du projet, c’était de mettre en valeur les femmes artistes. Jusqu’à présent on avait toujours été sur une programmation équilibrée : 50% d’hommes et 50 % de femmes.
Aline : Comme on le faisait à chaque fois, ce n’était pas très novateur ! On voulait faire autre chose.
Novella : On voulait aussi suivre les mouvements comme le collectif F(s) qui dénoncent les pourcentages encore scandaleux, notamment en termes de subsides octroyés ou de places données aux femmes artistes dans le monde du théâtre, de la scène ou du cinéma. Et puis, ce qui nous a inspirées aussi, c’était notre participation au projet Sistas sur l’ile de l’Oléron l’année passée.
Pouvez-vous me parler un peu plus de ce projet ?

Novella : C’est un projet à l’initiative de Myriam Pellicane, une conteuse et artiste polyvalente de Lyon. Elle a invité 25 conteuses professionnelles à s’interroger sur leurs pratiques artistiques…
Aline : Et sur leur engagement, aussi. En tant que femmes de paroles, on voulait se questionner sur les histoires et les images que nous véhiculions !
Novella : Parce que créer une histoire, c’est aussi recréer un monde et un imaginaire ! C’est quand même très important !
Aline : Concrètement, durant une semaine, on se retrouvait tous les matins dans ce qu’on a appelé une « loge ». C’était un cercle de femmes fermé avec des réflexions sur notre parcours, sur notre engagement. Ce projet a fédéré beaucoup de femmes. Et, en dehors de nous, il a également fait échos dans tout le milieu du conte. Les réflexions qui en sont sorties questionnent autant les structures, que les autres artistes hommes. Avec ce projet, nous avons fait émerger des questions liées au genre dans un milieu qui, à la base, n’est pas remué par ces questionnements !
Novella : Parmi les femmes qui étaient présentes, certaines étaient déjà actives dans le milieu militant, d’autres pas du tout. Il y en avait qui ne voulaient pas se dire féministes parce qu’elles ne voyait pas le sens de se définir comme telles. C’était donc extrêmement varié et intéressant d’échanger entre nous et de nous interroger sur nos pratiques du quotidien.
Vous parliez d’inégalités, au sein du milieu du conte, est-ce que vous pouvez un peu détailler ?
Aline : Un peu partout en Europe, dans le milieu du conte comme ailleurs, on ne retrouve pratiquement que des hommes dans toutes les grandes scènes : celles où il y a les plus gros cachets, ou bien lors des ouvertures et fermetures de festival. Et ce, même s’il y a beaucoup plus de femmes conteuses que d’hommes. Les femmes conteuses, on va les retrouver dans le secteur de la petite enfance, dans les crèches ou dans des lieux où elles sont, en général, mal payées. Cela dit, c’est hyper important de raconter dans les bibliothèques ou les crèches pour que l’art du conte soit partout. Ce n’est pas que je dévalue ces pratiques-là du conte ! C’est juste que, en tant que femme, quand tu as envie d’être aussi sur de plus grandes scènes parce que tu fais un travail qui correspond à cela, c’est plus difficile d’y arriver. Il faut aujourd’hui que toutes les structures qui programment soient prêtes à ouvrir les yeux là-dessus et à se dire « oui je programme des femmes en tête d’affiche ».
Il y a-t-il aussi des stéréotypes et du sexisme au sein des contes ?
Aline : Oui et c’est pour cela que nous relevons l’importance de raconter d’autres histoires, de nouvelles histoires ! Aux Dimanches du Conte, on ne parle pas uniquement des contes mais plus largement de l’art de conter, ce qui est très vaste ! On raconte de très vieilles histoires, mais aussi de la mythologie, des légendes… et là-dedans, c’est clair que même si on n’invente pas de nouvelles histoires, il y a énormément d’autres manières de percevoir le monde. Concernant le sexisme, par exemple, il y a vraiment plein d’histoires qui racontent d’autres choses que ce qu’on a eu l’habitude d’avoir en Occident depuis un bon moment ! Il y a plein de récits qui défient les représentations d’une féminité un peu mièvre et douce face à une masculinité ultra puissante. Dans les contes, à la base tout cela n’est d’ailleurs pas aussi clairement associé aux femmes ou aux hommes.
Novella : Il y a des archétypes qui sont construits culturellement depuis l’aube des temps et c’est vrai qu’il y a des symboliques qui sont liées à la masculinité et à la féminité depuis toujours : le soleil, la lune… Mais celles-ci ne sont pas forcément attribuées à un corps particulier.
Aline : Et surtout elles ne sont pas universelles ! Je veux dire : ce n’est pas partout dans le monde que la lune est attribuée au féminin et le soleil au masculin. Quand on ouvre les bibliothèques de mythologies et d’anthropologie on se rend vite compte que les symboliques ne sont pas universelles.
Novella : Selon l’endroit où on les raconte, on pourra donner aux histoires une lecture ou une autre. C’est pour cela que l’interprétation que l’on en fait aujourd’hui est importante. Le regard de la société a évolué !
Aline : Je pense que les choses se sont beaucoup figées au moment où l’on a commencé à mettre par écrit les contes. Il y a énormément d’histoires qui ont survécu depuis des millénaires parce qu’elles sont transmises de manière orale, ce qui veut dire qu’elles ont pu évoluer au fil du temps. Si je te raconte une histoire et que tu dois la raconter à nouveau par après, tu ne rediras pas exactement ce que j’ai dit, l’histoire va légèrement changer ! Tu vas te rappeler de certains éléments et pas d’autres, mais aussi, si tu veux changer certaines choses tu auras la liberté de le faire. Les conteurs et conteuses font cela depuis toujours! Mais ça a commencé à changer à partir du moment où les contes ont été mis par écrit avec des grands noms comme les frères Grimm ou Charles Perrault… Une partie de la société pense que les contes se réduisent à leurs écrits, mais ce n’est jamais qu’une version qui transmet la vision de ces artistes-là, avec leur morale à eux. Une morale qui, de surcroit, a souvent été influencée par l’église catholique, saccageant fortement ce que beaucoup d’histoires racontaient à la base. C’est intéressant de prendre ces histoires et d’en retrouver plusieurs autres versions dans le monde, puis d’en faire sa propre version. En faisant cela, on sort de cette symbolique figée et stéréotypée. Par contre, dans le monde du conte, il y a encore des personnes, qui vont se poser moins de questions et re-raconter ces histoires de manière très normative. Nous, avec les Dimanches du conte, c’est clair qu’on veut challenger cela.
Novella : Et du coup, les femmes qu’on a décidé de programmer, même si elles ne parlent pas toutes de féminisme, chacune à leur manière, elles racontent des histoires très contemporaines et s’éloignent de stéréotypes qui peuvent être largement véhiculés et réducteurs.
Aline : Oui l’engagement féministe est double en fait : à la fois dans les personnes qui viennent raconter et dans ce qu’elles disent.
Du coup, je reviens sur cette programmation 2018-2019 que vous avez nommée RIOT, ce sont les initiales de « Récits d’insoumises Oralement Transmissibles ». Pourquoi avez-vous choisi ce nom-là ?
Novella : En fait, c’est sorti d’un brainstorming avec la dizaine de bénévoles du Dimanches du conte. À un moment, en relisant ce qui en était sorti, on est tombées sur « oralement transmissibles » et puis on a trouvé les initiales. J’aimais bien ce contraste d’associer RIOT aux contes parce que les gens ne voient pas forcément la connexion.
Aline : Et puis ça se reliait à toute une histoire de revendications, de notre identité en tant que bénévoles, mais également en tant que Dimanches du Conte, ça fait partie de nous, c’est important !
Novella : Oui, le côté combat sociopolitique c’est quand même essentiel pour nous.
Justement, quand on imagine un conte on ne l’assimile pas forcément à un combat sociopolitique. Comment est-ce que ces deux choses peuvent coexister selon vous ?
"Même si tu sais que les femmes ont subi la domination depuis des millénaires, des siècles, là il y a un truc qui se fait au niveau d’une compréhension émotionnelle et corporelle, quelque chose qui te tombe dessus et tu te dis « plus jamais », ce n’est plus uniquement intellectuel".Aline : A ce sujet, moi je pense vraiment à Anne Deval, une conteuse qui vient en décembre. C’est une activiste de Marseille. Elle ne raconte quasi que l’histoire de femmes activistes. Dans son dernier spectacle, elle parle de femmes noires en Amérique qui se battent contre l’esclavagisme. Et ce sont clairement des récits de vie, sauf qu’ils sont racontés comme des histoires. Pour moi, là c’est vraiment la connexion totale. Parce que tu vois qu’elle est enragée de raconter tout ça, parce qu’il faut le dire et du coup ça devient un flot de paroles. Et en même temps, la manière qu’elle a de raconter est subtile. À la fin, on a fondu en larmes parce que ça fait du bien d’entendre tout ça. Même si tu sais que les femmes ont subi la domination depuis des millénaires, des siècles, là il y a un truc qui se fait au niveau d’une compréhension émotionnelle et corporelle, quelque chose qui te tombe dessus et tu te dis « plus jamais », ce n’est plus uniquement intellectuel.

Novella : La réflexion qu’elle fait aussi sur la manière dont l’imaginaire collectif est pollué par le pouvoir dominant est intéressante. Elle donne toujours l’exemple des ados et des enfants à qui elle va raconter des contes. Elle leur demande de fermer les yeux, d’imaginer des pirates et de les décrire. Ils voient toujours des mecs avec des cache-œil ou des jambes de bois… Après elle, raconte des histoires de femmes pirates et, à la fin du spectacle, ils voient les femmes aussi ! Pour elle ,c’est très important de dépolluer l’imaginaire collectif. En fait, réécrire des histoires c’est changer le monde !
Aline : Oui ! Même l’actualité et l’histoire contemporaine ne traduisent jamais qu’une vision, une certaine réalité et forcément, c’est important de la réécrire différemment !
Novella : On sait bien que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Du coup, évidemment que c’est important de se réapproprier les histoires en fait !
Quelle est pour vous la spécificité du conte ?
"Avec le conte, on évoque. Ça demande au public d’avoir l'envie d’imaginer et d’ouvrir les portes de leur propre imaginaire. Pour moi, c’est même plus fort qu’une salle de cinéma"Novella : Le conteur ou la conteuse s’adresse directement au public. Il n’y a pas le quatrième mur comme dans le théâtre. C’est une des principales caractéristiques du conte. Par ailleurs, les conteurs ou conteuses, à la différence des comédien-ne-s, n’interprètent pas quelque chose de quelqu’un d’autre, ils et elles disent leur propre version de leur propre histoire qu’ils ou elles ont choisie. Elles/ils doivent donc assumer complètement leur parole, car ils/elles ont décidé qu’il était important de raconter cette histoire-là, à ce moment-là.
Aline : Ce qui est super important pour moi c’est que, dans l’art du conte, on peut donner énormément à voir aux gens, mais sans imposer beaucoup d’images. C’est différent lorsque l’on va voir un film où tout est prémâché !

Novella : C’est aussi important d’affirmer cette contre-tendance des spectacles de conte par rapport à celle de l’art de la scène contemporaine qui va rendre le spectateur passif en le bombardant de multi-médias, d’écrans, de musique, d’un rythme très serré,… Ce qui les englobe dans quelque chose qui n’a pas été créé par eux.
Aline : Avec le conte, on évoque. Ça demande au public d’avoir l’envie d’imaginer et d’ouvrir les portes de leur propre imaginaire. Pour moi, c’est même plus fort qu’une salle de cinéma parce que je ressens toutes les sensations même si ce n’est que de l’évocation. C’est quelqu’un devant moi qui me parle !
Comme il y a tout un travail actif de la personne qui reçoit l’histoire, ça peut être très puissant! Par conséquent, c’est très important de savoir ce que l’on raconte ! Parce qu’évidemment dans le monde du conte il y en a qui racontent des conneries aussi ! Comme on parle de tradition orale, il y a aussi tout ce qui peut être colporté sur le sexisme et les stéréotypes de genre qui doivent être déconstruits dans les contes également. Les 25 femmes qui se sont retrouvées dans le projet Sistas, c’était aussi pour dire « nous on ne peut plus véhiculer cela et c’est super important d’avoir un autre discours maintenant ».
La programmation en quelques moments-clés :
Novella : On a déjà parlé de Anne Deval qui vient le 16 décembre. Elle sera probablement celle qui parle le plus directement de luttes de femmes et de féminisme. Il y a aussi un côté plus direct par rapport à la notion d’empowerment des femmes.

Aline : Après, il y a aussi Myriam Pelicane le 17 février. C’est la conteuse qui est à l’origine du projet Sistas. On la programme chaque année. Elle prend plein de risques dans ce qu’elle propose comme création et on a envie de la soutenir.
Novella : C’est une artiste très très engagée qui croit vraiment à ce qu’elle fait. Ça fait 15 ans qu’elle essaie de déconstruire l’image du conte poussiéreux. C’est une des premières à avoir fait du conte sur scène mélangé à de la performance et de la musique. C’est une guerrière, elle a tout à fait sa place au Dimanche du conte.
Aline : Elle vient du Punk aussi, c’est assez marqué.
Novella : Après il y a le spectacle Cassandre le 28 avril, un emblème de la femme visionnaire qui n’est pas écoutée.
Aline : Celle qui dit les choses qu’on ne veut pas entendre et qu’on remet sur le côté en la prenant pour une folle. C’est énorme parce que ça parle à tellement de femmes.
Novella : Ce n’est pas un hasard si ce spectacle dérange et si certains ne veulent pas trop le diffuser.
Aline : Le dernier en date, c’était L’adieu au visage de Loutre-Barbier le 18 novembre. Elle, elle n’est pas conteuse, mais on se permet au Dimanche du Conte de programmer d’autres artistes qui sont proches de la parole et de l’oralité. Elle est photographe, poétesse, écrivaine et… croquemort. Et ça, c’est aussi un milieu où il n’y a pas énormément de femmes. Elle a vraiment une autre vision, un autre rapport au corps après la mort. Si un proche de ta famille meurt, ils prennent le corps et te le ramènent tout beau tout propre, tu ne sais pas comment il a été traité entre les deux. Elle, elle veut que ce processus soit plus transparent et plus accessible niveau financier. Elle en fait un spectacle poétique où elle vient avec un musicien. C’est aussi parler de féminisme que de prendre ces positions-là dans un monde qui est très masculin, c’est très engagé en tant qu’artiste.
Novella : Elle aborde aussi tout ce qui est lié à la symbolique du féminin, dans les contes. Tout ce qui est obscur et mystérieux et l’univers de la mort.
Aline : Après en entrée de saison, le 14 octobre on a accueilli Floppy, une conteuse Yvoirienne qui nous a raconté l’histoire d’une héroïne de son ethnie, les Baonés. Alors là, c’était hyper intéressant aussi parce que c’est encore une autre manière d’être féministe, même si elle ne se définit peut-être pas avec ce terme. C’est une autre vision de ce que peut être une femme en puissance. Pour elle, la valorisation d’un certain empowerment presque libéral est très important. Ce n’est pas forcément ce que je défends moi en tant que féministe, mais c’est important de l’entendre. Et puis, la réalité en Côte d’Yvoire n’est pas la même qu’ici. Du coup c’est intéressant de s’ouvrir à d’autres visions.
Novella : C’est important d’avoir justement les féminismes les plus pluriels possibles, aussi hors Europe. En plus, elle nous a expliqué qu’en Côte d’Yvoire, et en Afrique en général, il n’y a pas beaucoup de femmes qui racontent.
Aline : C’est vachement plus masculin comme métier. Du coup, pour elle aussi, il faut bosser énormément pour se faire sa place.