Culture
LIVRE – On ne naît pas grosse
par Eva Cottin publié le 20 août 2019
« Ce qui gêne tant les gens, c’est mon poids : 150 kg pour 1,53m ». Gabrielle Deydier est « grosse » et elle l’assume, ce mot étant un qualificatif neutre que l’on retrouve aussi bien dans un gros chèque qu’un gros chagrin, et qui ne devrait pas être plus ou moins négatif que de dire de quelqu’un qu’il est grand, petit ou brun. Devenue obèse à l’adolescence suite à un dérèglement hormonal et un accompagnement médical inadapté, Gabrielle se heurte dès lors à la discrimination sociale et professionnelle : son seul poids semble représenter aux yeux du monde le pire des crimes. Elle écrit enfin, pour « ne plus [s]’excuser d’exister » .
Cette enquête journalistique et personnelle sur la grossophobie prend la forme de courts chapitres thématiques. L’auteure revient sur son parcours, retraçant la pression maternelle, la honte et la phobie sociale, l’échec scolaire, les vexations familiales, la violence du corps médical, la confrontation à un espace public inadapté, les insultes quotidiennes que des inconnu-e-s se permettent de lui lancer, la difficulté à assumer une vie sexuelle et amoureuse, les échecs professionnels. Mais c’est avant tout une oppression systémique et un système social défaillant qu’elle dénonce : pression sur les femmes, leur apparence et leur comportement alimentaire, mauvais accompagnement médical et psychologique, inégalités économiques à la base de la malbouffe…
Plusieurs parties de l’enquête sont dédiées aux opérations de plus en plus systématiquement proposées aux personnes obèses : la chirurgie bariatrique, allant de la pose d’un anneau gastrique à la réduction drastique de la taille de l’estomac. Gabrielle Deydier souligne la dangerosité de ces opérations dont le risque de mortalité opératoire est élevé (de 1/1000 pour l’anneau gastrique à 1/200 pour le « by-pass »!). Par ailleurs, non seulement les effets secondaires sont mal suivis (malabsorption des aliments) et les opéré-e-s doivent adopter un régime alimentaire spécifique et contraignant à vie, mais l’on observe aussi le plus souvent une reprise de poids après la première phase de perte ultrarapide. Les opéré-e-s ne sont pas bien accompagné-e-s psychologiquement, ce qui se solde par un taux de dépressions et suicides plus élevé que dans la population générale. Pourtant, on continue à présenter la chirurgie bariatrique comme la seule solution pour les personnes souffrant d’obésité morbide (IMC supérieur à 40). L’auteure constate, outre le manque de scrupules de beaucoup de médecins et la mauvaise information, que les personnes ayant recours à l’opération sont à 80 % des femmes (alors qu’il y a à peine plus de femmes que d’hommes obèses dans la population générale : 15,7 % de femmes et 14,3 % d’hommes).
Gabrielle Deydier aborde enfin un sujet difficile : les troubles du comportement alimentaire dont elle a souffert. Sa relation complexe avec la nourriture n’a pas eu un impact uniquement sur son poids mais sur toute l’organisation de sa vie et sur son image d’elle-même. Cette réalité est bien souvent ignorée ou traitée à la légère chez les personnes en surpoids ou obèses, que l’on rend responsables de leur maladie, et qui se retrouvent isolées et déconnectées d’elles-mêmes, au lieu d’être aidées thérapeutiquement.
Le titre de l’ouvrage, clin d’œil à Simone de Beauvoir, se veut accusateur d’une société qui produit des gros-se-s puis les rejette et les culpabilise. Gabrielle Deydier appelle au contraire tou-te-s les « gros-se-s » à sortir de la honte, sortir du silence, oser se montrer et se faire entendre. Un regard lucide et percutant exprimé dans un style simple et fluide : cet ouvrage mérite bien l’attention médiatique qu’il a suscité à sa sortie, et qui a contribué à rendre ce combat plus visible.
Pour aller plus loinNotre analyse : « Grosse, et alors ? La grossophobie en tant qu’enjeu féministeEpisode « Grossophobie, s’excuser d’exister » du podcast "Miroir, Miroir"Gros n’est pas un gros mot , chroniques d’une discrimination ordinaire