Société
Troubles alimentaires : l’idée qu’on se fait du corps malade
par Eva Cottin publié le 17 mars 2021
« J’avais l’impression que les filles de mon âge qui étaient anorexiques, on leur apportait beaucoup d’attention, parce qu’elles étaient fragiles, parce qu’il fallait s’occuper d’elles… Alors que peut-être que moi j’allais super mal aussi sauf que moi ça s’exprimait en étant grosse, alors j’avais pas le droit à l’attention que les autres avaient, alors que moi, j’étais boulimique ; mais ça comptait pas pareil. »
©KonbiniDans son documentaire Ma vie en gros, l’autrice et militante féministe contre la grossophobie Daria Marx exprime avec douleur le manque de considération auquel elle faisait face adolescente, alors que ses kilos pris étaient tout autant un appel à l’aide, une marque de souffrance, que le sont les kilos perdus des adolescent·e·s anorexiques. Elle et ses camarades racontent ce paradoxe : leur poids et/ou leur consommation alimentaire est pointé du doigt comme un problème depuis l’enfance – alors même qu’elles·ils n’étaient pas forcément réellement en surpoids alors. Les personnes grosses sont automatiquement vues par l’opinion générale comme étant en mauvaise santé, ce qui semble être un prétexte pour les culpabiliser, les harceler, et ne pas prendre en compte leurs soucis de santé non-liés au poids. Et en même temps, elles sont moins bien traitées et surveillées sur le plan de la santé mentale. On voit un·e gros·se qui « mange trop » comme quelqu’un qui manque de volonté, qui est responsable de son état, sans percevoir les autres facteurs – génétique, environnement, culture, pauvreté, et dans ce cas-ci : que l’on puisse souffrir de boulimie ou d’hyperphagie en raison de traumatismes, d’une vie précaire trop stressante, d’un manque de soutien et de ressources psycho-émotionnelles.
Ce témoignage n’est qu’une petite porte d’entrée vers un problème majeur : on pense pouvoir lire sur le corps la maladie, on pense que les troubles ont une certaine apparence – surtout pour les troubles du comportement alimentaire, qui ont à voir avec le corps, qui le marquent, et que l’on croit donc toujours pouvoir « voir ». Et, dans le cas rapporté par Daria Marx et ses camarades gros·ses, on voit que la grossophobie marque les corps gros d’un stigmate moral, leur déniant une part d’humanité, leur refusant le droit à la sollicitude, au soutien, à l’aide médicale[1].
Les médias sont friands d’images extrêmes, corps hors-normes, visages émaciés ou déformés par les kilos, récits-chocs qui mentionnent des pertes et prises de kilos spectaculaires. Il n’existe pas un récit sur un plateau télé sans images associées. Les youtubeuses qui font des vues en racontant leur histoire doivent montrer des photos avant/après. On demande le nombre de kilos perdus ou pris. On pense une personne anorexique guérie quand elle a retrouvé un poids dans la norme. Les critères diagnostiques même de l’anorexie mentale mentionnent, anciennement, un certain indice de masse corporelle (IMC), aujourd’hui une certaine perte de poids : certains médecins prennent ces indicateurs trop à la lettre et renvoient des patient·e·s en souffrance en leur disant « vous n’êtes pas assez maigre, revenez quand ça ira plus mal ».
Criminel, d’autant plus que l’on peut bien guérir des troubles du comportement alimentaire (TCA) si l’on est traité·e rapidement, tandis que les formes longues et chroniques sont très difficiles à traiter. Les TCA sont des maladies vécues dans la honte et le secret, que l’on peut maintenir longtemps cachées même de l’entourage proche, mais qui sont vitalement dangereuses à tous les stades, sous toutes leurs formes.
Parce que le corps malade, le corps extrême, le corps maigre surtout, rappelle la mort, fait peur et fascine en même temps, il semble toujours nécessaire de l’exhiber pour représenter la souffrance vécue. Pourtant, on n’a pas toujours « l’air de ». On n’a pas toujours l’air dépressive·if non plus ; on ne voit pas forcément un cancer à moins de perdre ses cheveux en chimiothérapie. Beaucoup de personnes souffrant de TCA graves, qui induisent un risque vital et laissent des séquelles durables sur le corps, passent inaperçues parce qu’elles maintiennent un poids relativement normal et trouvent des stratégies pour maintenir une vie qui semble ordinaire. Ou parce qu’elles ne correspondent pas à l’image-type qu’on se fait d’une personne souffrant de troubles alimentaires : on imagine une jeune fille, blanche, mince ou maigre. Que fait-on des corps gros, des corps noirs, des corps handicapés, des corps queers ? Les signaux évidents peuvent être lus autrement, même des médecins. Les garçons sont sous-diagnostiqués, de même que les personnes racisées, qui consultent moins pour les mêmes problèmes, et chez qui, de surcroît, les mêmes symptômes seront interprétés différemment par les médecins que chez une femme blanche. L’hyperphagie, trouble qui entraîne le plus souvent une prise de poids importante, est peu prise au sérieux encore. L’orthorexie [2] est un trouble qui peine à être démasqué. Des femmes d’âge mûr restent dans le déni de leur anorexie mentale, ne s’identifiant pas aux récits médiatiques d’adolescence en quête de maigreur[3]. Des personnes anciennement surveillées médicalement pour leur obésité voire qui passent par une opération bariatrique deviennent anorexiques, mais on ne fait que les féliciter pour leur perte de poids. La plupart des personnes souffrant de boulimie maintiennent un poids relativement stable et dans la norme. L’anorexie même peut être présente sans grande perte de poids – mais le métabolisme se ralentit, provoquant fatigue physique importante et troubles cognitifs, et le corps se nourrit de lui-même, entraînant perte musculaire, perte osseuse qui peut aller jusqu’à l’ostéoporose, carences graves et ralentissement du rythme cardiaque, jusqu’à la mort.
Il est important de prendre conscience de l’impact que peut avoir ce décalage entre les représentations – dans les magazines et dans les reportages, dans les films et les séries, sur les images même qui servent à illustrer des livres et brochures de sensibilisation – sur la reconnaissance et la prise en charge de personnes malades. Il est essentiel de diffuser d’autres témoignages, d’autres images… ou de garder à l’esprit, justement, que les images peuvent être trompeuses.
[1] De même, les corps non-blancs sont marginalisés, suscitent moins d’empathie de la part de personnes blanches, personnel médical compris. Des recherches montrent qu’un processus – systémique et inconscient pour la plupart des individus – de différenciation voire déshumanisation de certaines populations ou personnes bloque l’empathie que l’on ressent normalement naturellement envers d’autres êtres humains. Cela peut expliquer que l’on prenne moins en compte la douleur chez ces personnes.
[2] Pour en savoir plus, voir notre analyse sur les TCA : https://www.femmesprevoyantes.be/wp-content/uploads/2020/09/Analyse-TCA-EC.pdf
[3] Les émissions grand public qui mettent en avant les témoignages des personnes concernées ont parfois du bon pour entendre et comprendre ce qui n’est pas encore présenté dans les recherches scientifiques – malgré leur approche dépolitisée et parfois caricaturale : voir par exemple l’épisode de l’émission française Ça commence aujourd’hui du 25 février 2019, intitulé « Anorexie : ça ne touche pas que les jeunes filles » https://www.youtube.com/watch?v=TndBqEIxlZc